L'ennui

Publié le par LaBalzacienne

L'ennui

"5h du mat', j'ai des frissons, je claque des dents et je monte le son... C'est l'insomnie, sommeil cassé, je perds la tête et mes cigarettes sont toutes fumées dans le cendrier"*

C'est fou comme ce petit bout de chanson peut revenir sans cesse dans la tête de Belinda quand elle s'ennuie... et c'est souvent le cas pendant ses longues nuits d'insomnie.

Là, assise devant son ordinateur, connectée à une vie virtuelle puisqu'elle se sent si mal face à la réelle, elle allonge ses jambes sous la table, rallume une cigarette et écoute les bruits de la nuit, les seuls qui, étrangement, ne l'angoissent pas.

Elle entend le souffle régulier de son fiancé qui dort profondément, vérifie l'heure sur l'horloge digitale du décodeur de la télévision en se disant qu'il faudra bientôt qu'elle aille s'allonger à ses côtés pour qu'à son réveil, elle fasse semblant d'avoir passé une bonne nuit plutôt que de s'être posé des milliards de questions.

Elle sait bien qu'à ce rythme là, elle ne tiendra pas longtemps. Si ça continue, elle sombrera dans la dépression. Pourtant, elle a tout essayé: les huiles essentielles, les exercices de relaxation, la sophrologie puis, il y a eu les calmants, les somnifères et même les neuroleptiques qu'elle agrémentait parfois de quelques verres de vin afin d'être sûre que son cerveau se mette sur pause et qu'elle puisse enfin tomber dans les bras de Morphée. A cette idée, un sourire narquois se dessine sur ses lèvres: "il ne devait pas aimer les brunes, ce con, pour ne jamais m'accepter dans son lit!". Humour caustique, rien de tel pour briser l'ennui et échapper aux idées noires et ce, même si personne n'est là pour rire à sa blague débile.

Instinctivement, son regard se pose sur l'écran de son PC. Elle a épuisé toutes les vies des jeux stupides auxquels elle s'adonne pour passer le temps et à cette heure, plus personne n'est là pour discuter? Et de toute façon, elle n'a rien à raconter. Imagine un peu:

-" Coucou, ça va toi?

- "Oui, enfin, je m'ennuie quoi..."

Ah, c'est sûr, à ce rythme, les conversations se terminent vite. Elle est donc toujours en mode "off", même son portable est pratiquement toujours éteint. Inatteignable pour éviter de se plaindre auprès des seuls amis qu'il lui reste, ceux qui l'acceptent comme elle est, distante, parfois même inexistante. Ceux-là, elle y tient, ils ne le savent pas tous mais elle les aime vraiment sauf qu'elle s'ennuie. Ne dit-on pas qu'"on s'ennuie à en mourir"? C'est exactement ce qu'elle ressent et pourtant, elle a toujours l'air occupé mais c'est son esprit qui est envahi, pas sa vie. Elle, elle la déteste et n'y voit plus aucun sens.

Elle connaît ce sentiment, ce n'est pas la première fois qu'elle se trouve au fond du gouffre. Elle a déjà tenté de sauter mais on l'a toujours rattrapée. Aujourd'hui, trop de choses sont en jeu et elle n'ose plus: son homme, sa famille et cet avenir qu'on lui dit "heureux" si elle le souhaite vraiment. Comme si elle ne le voulait pas.

Mais il y a ceux qui foncent et ceux qui réfléchissent... parfois tellement longtemps que finalement, ils ne font rien du tout. De quoi as-tu peur, Belinda, au point de devoir toujours anticiper le mauvais côté des choses?

Tout d'un coup, elle grelotte et remonte son vieux plaid sur ses genoux. C'est le signe. Elle monte se coucher près de l'homme qu'elle aime mais avant de fermer les yeux, elle se dit que si demain, ça recommence, elle changera de vie.

Et le lendemain, bien sûr, ça recommence...

"Chose promise, chose due" se dit-elle et sa nouvelle vie prend forme.

Elle fuit le gouffre vers lequel elle se penchait sans oser tomber pour sombrer dans un ravin dont elle ignore encore le fond.

Depuis un an, elle ne ne peut plus travailler, tiraillée par une peur incontrôlable des autres. Bosser en équipe lui est impossible car devinant ou croyant anticiper les actes de chacun, elle adapte son comportement à chaque individu. Mais à force, ça la rend dingue, au point que son corps lui-même lui dit stop alors que son esprit pourtant, donne l'impression de pouvoir encore continuer longtemps ce petit jeu.

Enfermée chez elle à s'ennuyer et pétrifiée à l'idée que son fiancé ne rentre et ne lui demande comment s'est passée sa journée, elle s'invente des occupations.

Il part à 9h, elle se lève à 10.

Il travaille, elle va faire les courses, rentre, met de côté les ingrédients du souper et affronte sa peur en ressortant.

Pour cette autre vie, elle achète d'autres vêtements. Méticuleusement, elle choisit les endroits où elle ira échapper à son ennui mortel.

Cinq cafés, un pour chaque jour de la semaine avant d'entamer un week-end tranquille à faire semblant que tout va bien.

Au début, elle contrôle tout: le nombre de bières ingurgitées est juste suffisant pour lier quelques conversations mais pas assez pour l'empêcher de rentrer préparer le souper.

Elle se rend toujours à ses rendez-vous pseudo médicaux sensés l'aider à vaincre son mal-être mais au fur et à mesure, les annule parce que ses mains commencent à trembler.

Là, elle ne contrôle plus rien: l'ordre des bars n'a plus d'importance, les vêtements non plus. Tout ce qui compte, c'est le nombre de verres avalés, voire gobés. Fini le temps de siroter, il faut se remplir pour combler l'ennui intérieur.

Le fond du ravin s'approche mais Belinda ne ressent déjà plus les effets de la chute.

Quand elle mêle le jeu à l'alcool, l'argent commence à manquer.

Alors, elle dit à son fiancé: "J'ai mal à la tête, prends deux sandwichs à la cafétéria, je n'ai rien prévu pour ce soir".

Idiote, Belinda, crois-tu réellement qu'il ne remarque pas les changements? Qu'il ne voit pas les rides qui creusent ton visage et tes mains qui tremblent de plus en plus? Qu'il ne sent pas l'odeur de l'alcool, tenace, entre tes lèvres quand tu l'embrasses, même si c'est de plus en plus rare? Oui, plus de baisers, plus de tendresse, plus le temps de s'ennuyer puisqu'il faut tout le temps cacher quelque chose.

Sur le qui-vive, Belinda, des peurs superficielles ayant pris le dessus sur les autres, plus profondes.

Jusqu'au jour où, accoudée à son zinc favori et prête à lancer les dés d'un 421 perdu d'avance, elle entend:

-"Alors, c'est là que tu passes tes journées quand je travaille? Je voulais te faire une surprise parce que depuis quelques temps, je sens que tu t'éloignes. Je croyais que c'était à cause de moi. J'ai pris congé, j'ai voulu réserver un gîte où passer un week-end romantique mais nos comptes sont dans le rouge. Tu m'expliques?

-"Je m'ennuyais..." est la seule explication qu'elle lui donne.

Elle ne fait rien quand il prépare ses affaires, ne le retient pas quand il dévale les escaliers.

Le fond se rapproche encore, Belinda.

Elle continue à boire et à jouer jusqu'à ne plus pouvoir payer ses traites. Elle perd son appartement puis ses indemnités à cause d'un rendez-vous de contrôle manqué.

Elle finit sous les ponts avec d'autres qui, comme elle, ont du vouloir tromper leur ennui.

Au bout de plusieurs mois de cette vie d'errance, les insomnies reviennent mais l'angoisse a remplacé l'ennui. Oui, parce qu'elle se dit que, finalement, cet ennui, c'est le nom erroné qu'elle donnait à ces petits moments de vie dont elle aurait du profiter, c'était l'instant présent dont elle aurait du jouir plutôt que d'en vouloir plus. Là, le regret vient remplacer l'angoisse, celui de toutes ces nuits où elle n'a pas rejoint les bras de son fiancé parce que fondamentalement, c'était des siens dont elle avait besoin et non de ceux de Morphée.

A ce constat, elle avale sa dernière bouteille de whisky, se couche sur le bitume, le fond de ce ravin dans lequel elle s'est elle-même laissée glisser et ferme les yeux pour la dernière fois.

Idiote, Belinda! L'ennui est mortel, n'est-ce pas?

* extrait de la chanson "Chacun fait c'qui lui plaît" par Chagrin d'amour

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R
Eh bien, c'est très beau... mais pas très gaie. :( Mais rien à dire: tu écris très bien! :) Bisous.
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L
Ah oui, je sais, il n'est pas drôle du tout celui-là, le prochain sera moins trash, promis! Bisous