Bertha
En remontant l'allée du cimetière, Bertha ne peut réprimer une larme.
Cela fait longtemps qu'elle n'a pas pleuré et pourtant, à 92 ans, elle en a vécu des drames.
Mais aujourd'hui, c'est différent. Il ne reste plus qu'elle. Elle sait que bientôt, son tour viendra mais à cet instant, la brume qui envahit trop souvent son cerveau se dissipe pour laisser la place aux souvenirs.
1936 et les bancs du collège où elle rencontra Magda pour la première fois.
Très vite, Bertha la juive et Magda la russe devinrent les meilleures amies du monde et ce, malgré les regards parfois méprisants de leur communauté respective.
Ensuite, le monde des adultes les avaient séparées.
Bertha avait perdu sa famille dans les camps mais avait pu passer la frontière espagnole grâce à un vieil ami de son père.
Magda, elle, s'était battue dans la résistance avec, au fond du coeur, toujours une pensée pour son amie, son peuple et ce qu'on lui faisait subir.
1944 et la libération de Paris.
Dans l'allégresse et la liesse populaire, un regard avait suffi pour qu'elles se reconnaissent.
Sans mot dire - car le temps de la cicatrisation était venu - elles reprirent leur amitié là où elles l'avaient laissée.
En 48, le mariage de Magda, en 50, celui de Bertha.
Qu'elles étaient heureuses et belles dans leurs robes certes pas du dernier cri mais suffisamment élégantes pour mettre leur corps encore svelte en valeur.
Et puis, il y avait eu les enfants, les devoirs, la vie quoi mais chaque dimanche, à 15h30, elles se retrouvaient autour d'un chocolat chaud pour l'une, d'un café rehaussé de quelques gouttes de rhum pour l'autre et elles riaient, se moquaient des nouvelles tendances, jacassaient comme à 12 ans, quand elles n'étaient encore que d'innocentes jeunes filles aimant jouer aux chipies sans jamais dépasser la frontière de la méchanceté.
Le temps passa, les aléas de la vie et son lot de difficultés refirent surface.
Magda perdit son mari dans un grave accident de voiture et dut élever ses trois enfants avec une maigre pension, Bertha toujours prête à l'aider.
Quelques années plus tard, c'est l'époux de Bertha qui fut emporté par un cancer du poumon.
La plupart des femmes détestent l'odeur du tabac froid mais Bertha, elle, le trouvait viril, son homme, quand, après avoir tiré sur sa gitane, il lui disait de sa voix rauque: "Approche toi ma Bertha que je t'embrasse...".
Aujourd'hui encore, elle se retournait parfois quand elle croisait un beau jeune homme avec une veste en cuir et une cigarette au bec.
Malgré leur veuvage, Magda et Bertha n'avaient cessé leurs bavardages, leurs commérages hebdomadaires.
Et puis un jour, Magda n'était pas venue à leur rendez-vous.
Inquiète, Bertha l'avait appelée avec ce drôle d'appareil que lui avait offert son fils, un gsm.
Elise, la fille de Magda, avait offert le même à sa mère afin qu'elle puisse appeler son amie quand bon lui semblait.
Mais ce jour là, Magda n'avait pas répondu.
En arrivant devant le deux pièces de sa vieille compagne, Bertha avait trouvé la porte ouverte et Magda devant la cuisinière, en pyjama.
Elle lui avait souri en disant: "Mais que fais-tu là au lieu de savourer ton chocolat chaud avec moi?".
C'est à sa réponse que Bertha avait compris: "Eh bien, on est mercredi, les enfants vont rentrer et je dois préparer le goûter".
On était dimanche et les enfants avaient quitté le nid depuis longtemps.
Magda était frappée d'Alzheimer. Les médecins lui avaient dit qu'il était déjà à un stade avancé.
Alors, pendant des mois, c'est Bertha qui avait parlé pour deux, se souvenant, riant, racontant, encore et encore, les mêmes anecdotes afin que son amie s'en rappelle.
Mais rien n'y fit.
En ce début du mois d'octobre, Magda s'était éteinte et Bertha venait de lui dire au revoir.
...
Au bout de l'allée du cimetière, après avoir essuyé sa larme, Bertha entend la cloche de l'église sonner.
Il est 15h30 et on est dimanche.
Elle referme délicatement la grille afin de ne pas déranger le repos de son amie et de ces nouveaux voisins, resserre son châle noir autour de ses épaules et se dirige vers leur point de rendez-vous habituel.
Elle commande son café - sans oublier les quelques gouttes de rhum - et un chocolat chaud.
C'est alors que le vent se leva et que la jupe d'une trentenaire qui passait devant sa table se souleva, laissant entrevoir des jambes interminables et une petite culotte coquine.
Dans un fou rire mémorable, Bertha soulève sa tasse, tourne la tête vers le bol de chocolat chaud et murmure, en faisant un clin d'oeil "Celle-là, elle est pour toi Magda!".